DARLING SYBIL ๑ Ne bercez pas mon cœur.

Du bout de ses petits doigts encore potelés, l'enfant touche les tissus disposés devant elle sur une grande table. Elle écoute les adultes parler de la tenue du prochain film avec admiration et observe les volutes se mouvoir avec grâce alors que les costumières donnent vie aux vêtements que porteront les comédiens à l'aide de leurs baguettes magiques. Le vaste univers des paillettes et du cinéma est celui que côtoie Sybil depuis sa naissance et elle sait exactement où est sa place. Elle le sait depuis toujours à dire vrai. La plus âgée des deux femmes s'assoit sur une chaise et propose à la petite fille de prendre place sur ses genoux. « Et vous Lady Sybil, avez-vous une idée ? ». La cadette des Sternberg fait mine de réfléchir mais du haut de ses six ans, elle est fière de pouvoir enfin donner son avis. Ses yeux parcourent le moindre centimètre carré de la table à la recherche de l'association parfaite. Elle pointe son doigt sur le premier tissu puis le second. « Le bordeaux pour la passion. L'or pour la richesse » elle marque une pause « mais pas que. Il y a aussi un côté très spirituel. C'est un symbole de bon augure ». Les costumières la dévisagent légèrement mais avec tout le respect qui leur incombe. « Comment savez-vous tout cela Mademoiselle ? » ose alors la plus jeune. La véritable question serait plutôt comment en sait-elle autant à son âge ? Sybil hausse les épaules. « Je l'ai lu dans des livres ». Epatées, les deux femmes applaudissent la petite fille et valident son choix. Le bordeaux et or iront parfaitement à la vedette du prochain film des Sternberg. Laissant les costumières vaquer à leurs occupations, la petite blonde pose délicatement son menton sur la table et joue avec quelques chutes de tissus. Elle ferme les yeux et se laisse aller à ses rêves les plus fous. A sa majorité, une fois l'école de sorcellerie et ses enseignements derrière elle, elle se fera une place, un nom. Quoi qu'il en coûte.



Les doigts du garçon se perdent dans les boucles blondes puis sur la peau nacré de celle qu'il appelait sa fiancée depuis quelques semaines déjà. Dans un frisson, la jeune fille ouvre ses paupières jusqu'alors trop lourdes et pose ses prunelles sur le seul des deux à faire preuve d'un calme olympien. A l'instant même où leurs corps n'avaient fait qu'un, elle savait. Il s'agissait d'une erreur qui pouvait lui coûter tout ce qu'elle s'évertuait à construire mais elle entendait encore la voix tremblante de sa gouvernante lui murmurer dans une confidence que l'on ne contrôlait pas ses sentiments alors qu'elle aurait pourtant dû. Elle avait des rêves. Elle avait des envies. Mais Sybil Sternberg ne déciderait de rien, comme toute jeune fille de son rang. Elle obéirait. Elle n'avait toutefois pas prévu que son fiancé ne quitterait plus ses pensées et qu'il finirait même par voler son coeur. Elle avait toujours imaginé qu'un mariage, à leur époque, ne se faisait presque jamais par amour aussi s'était-elle sentie terriblement vivante de ces sentiments qui l'animaient chaque fois qu'elle posait ses yeux sur lui. Alors pour une fois dans sa vie, avant de le laisser s'aventurer dans une expédition des plus périlleuses, elle avait fait ce qu'elle croyait juste. Elle s'était offerte toute entière, malgré le danger que cela pouvait représenter pour elle, pour lui et tout simplement pour eux, malgré les préjugés. Ils en payeraient les conséquences s'il le fallait. Par Merlin, si elle avait su. Le coeur tambourinant contre sa poitrine, reposant la tête sur l'oreiller, elle avait mêlé ses doigts aux siens sans ajouter le moindre mot et avait profité du calme avant la tempête. Il serait bientôt parti. Ce n'est que face à lui, sur le quai de la gare, qu'elle avait osé lui faire des reproches. Terrorisée. « Je serai vite de retour » l'avait-il rassuré avant de déposer un baiser sur ses cheveux. Il avait menti. Et bien vite, il ne lui resta que ses yeux pour pleurer.



Les mains sur ce ventre à l'arrondi parfait, elle plisse les yeux et serre les dents sans pour autant laisser sortir le moindre son de ses lèvres. « C'est pour bientôt » souffle le médicomage à ses côtés et sans doute se souviendra-t-elle toujours de sa douceur tant elle s'était sentie accompagnée après avoir été terriblement seule durant les mois qui avaient précédé. Amalrik avait disparu, emportant avec lui ses rêves et ses projets. Son coeur aussi. De lui il ne restait rien. Ou presque. Ce qui aurait dû être la plus jolie des nouvelles se transforma bientôt en un désespoir profond. Incapable de cacher la vérité plus longtemps, Sybil avait été envoyée en Suisse, loin de chez elle, pour mettre au monde un enfant qui rapidement ne serait plus le sien. Elle avait passé sa grossesse dans une maison auprès de personnes qu'elle ne connaissait pas et qui deviendraient les heureux parents de ce bébé qui était tout ce qui lui restait de l'homme qu'elle avait aimé. Les secondes étaient devenues des minutes et les minutes, des heures. Pourtant, à quelques instants seulement de donner la vie, elle ne s'était jamais autant sentie pressée par le temps. Laissant son corps la guider, elle entendit soudain le cri strident du nouveau-né que le médicomage enveloppa aussitôt dans un linge propre. Puis il fit sortir le personnel et quand il fut seul avec la jeune mère, il approcha le bébé. « Vous voulez la voir ? » demanda-t-il dans un anglais parfait. Sybil sentit son ventre se tordre de douleur, qu'aucune contraction ne pouvait égaler. Elle secoua la tête. La regarder c'était l'aimer. Elle n'en n'avait pas le droit. Elle baissa les yeux et le laissa emporter l'enfant. Le coeur brisé. Ce n'est que plusieurs jours plus tard, en faisant ses bagages pour rentrer en Amérique qu'elle découvrit une petite enveloppe, glissée entre ses affaires. Le portrait d'un bébé. Le sien. Et cette photographie devînt alors, son bien le plus précieux.



Une épingle tenue fermement entre ses dents, elle effectue les dernières retouches de la robe qui sera certainement son chef-d’œuvre. Tournant la tête à la recherche de sa baguette, elle murmure ensuite un « Accio paire de ciseaux » alors que la voix rauque de son père retentit dans son atelier. Elle pousse un profond soupir, signe distinct de son agacement, alors que son modèle tente de rester impassible, invisible. Pourtant, elle aurait juré avoir vu un sourire se dessiner sur les lèvres de la jeune femme. Ce n’était pas la première fois que le patriarche se faisait entendre et encore moins devant les comédiens. « Vous avez terminé ? » demanda-t-elle le plus calmement du monde. « Je n’ai pas l’impression que tu comprennes Sybil ». Cela faisait six ans déjà qu’elle avait tout perdu et qu’elle tentait de se reconstruire. Six ans. Glissant la main dans l’une de ses poches, elle serra la petite photographie à peine quelques secondes. Les quelques secondes qui suffisaient à lui donner le courage nécessaire. « Au contraire père. J’ai tout compris. Mais c’est non. Une fois de plus. Je n’ai besoin de personne et vous le savez aussi bien que moi ». Un nouveau prétendant. Encore. Une tentative de plus de prendre le contrôle sur la vie de sa fille. Néanmoins, Sybil était certaine qu’il pensait faire cela dans son intérêt. Il secoua la tête, incrédule. « C’est inutile d’essayer de te raisonner pour le moment. Tu es comme ta mère » se contenta-t-il d’affirmer. La sorcière eut un sourire et observa son père s’éloigner d’un pas lourd. Force est de constater que les mœurs étaient en train de changer. Enfin. Et la Sternberg se battrait toujours pour cela. Coûte que coûte.